Après avoir combattu de longues années aux côtés de ses hommes, Louis Saillans, chef de commandos marine, a quitté l’Armée pour rejoindre le combat des idées. Il nous fait le grand honneur de répondre à nos questions.

 

En introduction : présentation vidéo pour France Télévision. Source

 

Paméla Ramos – Bonjour Louis Saillans, quel honneur d’ouvrir avec vous une nouvelle « page à écrire » ! Nous refermons Chef de guerre les yeux écarquillés, le souffle court, et le cœur battant d’avoir suivi, chapitre après chapitre, un commando marine depuis son stage d’entraînement (quasi insoutenable rien qu’à la lecture) jusqu’à son départ de l’armée. Entretemps, nous avons pu vous suivre, vous et vos hommes, au plus près pendant plusieurs opérations de traque, de neutralisation ou d’arrestation de chefs djihadistes dans les pays où ils mènent leur guerre idéologique la plus féroce. Vous expliquez tout d’abord que vous n’aviez pas vraiment prémédité votre entrée chez les commandos, et que votre formation scientifique vous destinait à de tout autres horizons : comment en êtes-vous arrivé à désirer cette action ultime, la seule au monde où le corps et le mental soient mis à si rude épreuve ?

Louis Saillans – J’avais l’envie d’être utile à ce monde, autant que possible. L’enseignement était pour moi un moyen de combler mon intérêt pour les sciences et le travail avec les enfants, les jeunes. Puis j’ai commencé à travailler dans la restauration rapide pour me payer des heures de vols en aéroclub où j’ai rencontré un instructeur militaire qui m’a poussé vers les concours de l’armée de l’air. De fil en aiguille, en affinant mon goût pour le combat et le désir de servir, j’ai fini chez les commandos marine.

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P.R. – De l’extérieur, lorsqu’on n’a pas de famille militaire, on se fait une idée très caricaturale du soldat commando, qu’on imagine aisément brutal et excessivement efficace, sorte de « machine » dressée pour exécuter, mais rarement équipé d’un solide bagage scientifique et littéraire, capable d’une parfaite autonomie de décision sur le terrain comme d’une très bonne maîtrise d’expression orale et écrite : la tradition du militaire qui lit et écrit, longue de plusieurs siècles pourtant, est-elle en train de revenir, vous y encourage-t-on dans l’armée ? Êtes-vous une exception, vous qui semblez aussi à l’aise dans le récit que lors d’une mission particulièrement éprouvante ?

Louis Saillans – Je suis tout sauf un intellectuel. Je pense que je suis même l’antithèse d’un intellectuel! J’étais très médiocre à l’école, et je me suis beaucoup ennuyé au collège et au lycée. Je lisais en revanche beaucoup de romans d’aventure, de science-fiction ou d’heroic fantasy. J’ai gardé cette habitude mais je suis surtout à l’aise sur le terrain, dehors, sur un champ de tir, à plonger en mer ou à crapahuter en montagne. C’est ce que je préfère. J’aime le travail manuel, j’aime palabrer pendant des heures au bar avec mes collègues, j’aime les sports de contact.

Je pense que je ne suis nullement une exception, mais simplement un militaire qui prend le temps de s’exprimer. La grande majorité des militaires que j’ai fréquentés sont des gens dont le rapport à la mort leur fait prendre beaucoup de recul sur la vie, de hauteur. J’irai même jusqu’à dire que j’ai souvent croisé plus de sagesse chez un adjudant-chef de l’armée de terre que chez n’importe quel philosophe contemporain !

P.R. – Parmi beaucoup d’anecdotes – même si le mot est faible – contenues dans Chef de guerre, ce qui m’a frappé le plus se trouve dans les distinctions très nettes entre les valeurs de l’armée française à l’étranger et celles des autres pays croisés en opération. Vous mentionnez par exemple la mise à disposition du matériel médical de l’hôpital militaire français de Gao au Mali, pour la population locale, ce qui comporte bien évidemment des risques. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, dans les hôpitaux américains ou même à l’hôpital suédois de Tombouctou. Votre attachement également à « comprendre l’ennemi », sans condescendance, à ne jamais abattre personne sans une extrême conscience de vos actes, apporte une gravité qui tranche avec d’autres comportements plus désinvoltes. De même, le souci du débat dans une même unité lors d’un dilemme moral, comme vous en racontez au moins un, alors qu’il s’agit de soigner ou non un djihadiste blessé et qui va mourir faute de soins, frappe par sa dignité et apporte au civil qui vous lit fierté et reconnaissance envers ses militaires. Comment se fait-il que le civil ne sache presque plus rien de ceux qui, encore souvent, meurent en opération ? Une mort qui n’est jamais vaine : vous vous battez aussi pour une mémoire juste de ceux qui ont péri pour la France. Quel est déjà le beau mot d’Ernst Jünger que vous reprenez dans une interview récente ?

Louis Saillans – Le monde dans lequel nous vivons est une formidable accumulation de génie, de drames et de victoires. Seulement, je pense qu’il faut prendre le temps de réaliser ceci : “Nous sommes des nains sur les épaules de géants” comme disait Bernard de Chartres. Il est difficile dans notre monde où tout passe si vite de s’arrêter et de réfléchir pour prendre conscience de notre chance, mais aussi de la violence que nos ancêtres ont dû affronter pour arriver à créer ce fragile état de paix que nous connaissons. C’est un équilibre précaire dont beaucoup de nos contemporains ne prennent pas la mesure par paresse ou désintérêt, et que la violence surprend et ramène à “la réalité des prix”.

Je parle parfois du “sacrifice fécond” d’Ernst Junger. C’est le principe qui a dicté la conduite de tous nos chefs jusqu’au XVIIIe siècle. Celui d’un chef prêt à se sacrifier par amour pour ses hommes. C’est un sacrifice qui inspire et encourage beaucoup, mais de manière parfaitement irrationnelle. C’est la raison pour laquelle ce n’est pas enseigné dans les grandes écoles militaires (peut-être trop cartésiennes ?)

Crédits : WAKAL FILM

P.R. – Dans le chapitre « la vie au camp », vous affirmez avoir pu vous former continuellement, physiquement comme intellectuellement, durant chaque temps de répit dont vous disposiez, en opération. Alterner la lecture d’histoire et de philosophie avec les sessions de gymnastique, puis se retirer pour écrire quelques notes sous sa tente, c’est un peu l’entraînement complet dont l’Antiquité grecque, surtout, vantait les mérites ! Qu’emmeniez-vous comme livres, vous, sur le terrain ? Quels sont ceux qui ont été les plus utiles pour vous aider à tenir ?

Louis Saillans –  C’est en effet l’entraînement que les jeunes Athéniens suivaient dans les palestres, qui seraient aujourd’hui l’équivalent des salles de sport ! Un jeune citoyen athénien serait aujourd’hui un pratiquant de “Crossfit” enduit d’huile d’olive et écoutant des podcast de philosophes de leur quartier.

J’ai beaucoup lu de romans étant jeune, puis j’ai totalement arrêté les livres de fiction. Des amis m’ont conseillé des lectures historiques, et j’ai découvert la sagesse et l’intelligence de nos anciens face à des situations historiques qui avaient un écho très contemporain. C’était riche d’enseignements! Ils m’ont surtout été utiles pour construire ma réflexion et nourrir mes interrogations, comme pour les écrits de Dostoïevski, Nietzsche ou encore Gustave Thibon.

P.R. – Vous parlez sans fard de la peur, qui s’est invitée pour vous, comme pour beaucoup de soldats que vous connaissez, au moment d’avoir des enfants. Comment la gérez-vous, ainsi que vos proches ? Vous risquerez toujours votre vie, que ce soit sur le théâtre des opérations ou dans vos combats d’idées contre le djihadisme… comment s’apprend le courage, comment s’inculque-t-il alors que de graves défis attendent ceux qui veulent préserver leur pays des périls que vous avez vus, vous, en face ?

Louis Saillans –  La peur que j’évoque dans le livre est apparue lors d’un moment “d’égarement”. En réalité, il n’y a pas trop le temps pour les émotions sur le terrain, lorsque nous sommes focalisés sur l’objectif. Comme lors d’un match de football, la peur reste au vestiaire, et la tactique, la volonté de vaincre prend le dessus sur tout le reste.

Quant au courage, je pense que cela ne s’apprend pas, mais en revanche, cela se révèle seulement si l’on est convaincu de l’intérêt de notre action.

P.R. – Vous donnez de très belles pages sur le commandement : encore un domaine où les leçons d’un chef de guerre sont très peu exploitées dans le civil. J’ai toujours remarqué que les militaires faisaient d’excellents chefs d’équipe, dans la mesure où leur engagement en première ligne avec leurs hommes les animait d’une humanité difficile à injecter à ceux qui n’ont plus aucune idée du quotidien, des difficultés et des joies de ceux qu’ils commandent. En quelques mots, à la guerre ou en famille, en entreprise ou lors de toute vie en collectivité, qu’est-ce qu’un bon chef ?

Louis Saillans –  C’est la question la plus difficile qui soit à mes yeux : définir un bon chef. Néanmoins, je pense que certaines valeurs sont inévitables pour celui qui veut être chef : le sens des responsabilités (répondre des victoires et des échecs de ses hommes et des siennes), le courage (rester ferme lorsque plus personne ne l’est), le charisme (car c’est l’expression du caractère… et il en faut!)  et le discernement (ou “laisser agir la facilité du bon sens” selon Louis XIV).

Les reste est parfois question de circonstances.

P.R. – Votre livre n’a pas été validé par la Marine nationale : pourquoi ? Quelle a été sa réception, à ce jour, auprès des soldats toujours en activité ? Et des autorités militaires ?

Louis Saillans –  C’est une œuvre personnelle que l’Armée ne cautionne pas. J’en suis le seul auteur, je n’ai pas agi en concertation avec elle. C’est un risque que je prends afin de pouvoir être libre de ce que j’ai écrit. Les retours que j’ai eus de mes camarades sont bons mais le livre continue d’interroger certaines autorités.

Crédits : WAKAL FILM

P.R. – Des « pages à écrire », vous en avez devant vous : vous avez pris la plume, au moment de quitter l’armée, pour « combattre l’ennemi sur le terrain des idées. » Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur cette nouvelle mission, non moins éreintante et périlleuse que le terrain : comment envisagez-vous de participer à redonner à notre civilisation l’attrait qu’elle a perdu auprès des plus jeunes, qui aspirent à un sens plus ardent à leur existence ?

Louis Saillans – Nous réfléchissons à la ligne à tenir face aux grands changements qui sont en cours dans notre société. J’ai commencé une tournée des collèges et lycées, mais cela reste difficile à cause des mesures sanitaires actuelles. Je communiquerai dans les mois qui suivent sur la suite de nos projets.

P.R. – Nous sommes tout près de la base de Bricy : avez-vous un dernier mot à adresser aux CPA 10 (commandos parachutistes de l’air N°10), largement représentés dans vos pages ? Que diriez-vous à ceux qui viennent tout juste de les rejoindre, ainsi qu’à leurs familles ?

Louis Saillans – Qu’ils peuvent être fiers de la noblesse de leur engagement.

Louis Saillans, Chef de guerre / Mareuil éditions, 2021 / 190 pages – 19,90 €

 

Teaser des éditions Mareuil – Crédits Wakal Films.